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Jean Echenoz, né à Orange en 1947, a d'abord
poursuivi ses études dans les villes de Rodez, Digne-les-Bains, Lyon, Aix-en-Provence, Marseille et Paris,
où il s'est installé en 1970. Après des études de sociologie et de génie civil, il collabore épisodiquement
à L'Humanité et se lance dans l'écriture. Sa vocation d'écrivain lui est apparue dans son
enfance, après avoir lu Ubu roi. Echenoz publie son premier livre à vingt deux ans :
Le méridien de Greenwich. Ses romans remportent par la suite de nombreux prix : le Prix Médicis
pour Cherokee en 1983, le Prix Novembre 1995 pour Les grandes blondes et le
prix Goncourt, en 1999, pour Je m'en vais. En 2001, il publie Jérôme Lindon en
hommage à son éditeur disparu et, deux ans plus tard, c'est Au piano qui se retrouve dans les
librairies. Son style ironique et sa vision du monde continuent de passionner ses lecteurs.
Ravel, son roman publié en 2006, vient confirmer son statut de grand écrivain français.
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Présentation de l'éditeur
Ravel fut grand comme un jockey, donc comme Faulkner. Son corps était si léger qu'en 1914, désireux de
s'engager, il tenta de persuader les autorités militaires qu'un pareil poids serait justement idéal pour
l'aviation. Cette incorporation lui fut refusée, d'ailleurs on l'exempta de toute obligation mais, comme
il insistait, on l'affecta sans rire à la conduite des poids lourds. C'est ainsi qu'on put voir un jour,
descendant les Champs-Élysées, un énorme camion militaire contenant une petite forme en capote bleue trop
grande agrippée tant bien que mal à un volant trop gros. Ce roman retrace les dix dernières années de la
vie du compositeur français Maurice Ravel (1875-1937).
Ravel, un homme au bout de l’ennui
Dans « Ravel », Jean Echenoz nous emmène dans le sillage du compositeur, créateur inattendu, troublé par le
malentendu que représente le succès, profondément seul et mélancolique. Un personnage échenozien avant
tout.
Tout fait signe. Le titre du dernier roman de Jean Echenoz est Ravel. Pas Maurice Ravel. Dans
son genre, Ravel rappelle Chopin, personnage principal - mais complètement inventé celui-là - de Lac, roman
de l’auteur publié en 1989. Autrement dit, le Ravel de Ravel est un personnage échenozien, un personnage de
fiction.
Pas tout à fait comme les autres, bien entendu. Inspiré d’une personne qui a réellement
existé, compositeur français bien connu, ce qui impose des contraintes plus fortes, relevant d’une éthique
littéraire spécifique. Par exemple, tout ce que Jean Echenoz, qui s’est beaucoup documenté, prête à son
personnage est de l’ordre du vraisemblable, toujours fidèle à l’esprit quand ce n’est pas à la lettre. Par
exemple encore, il ne lui fait pas tenir de « propos fictifs » (1). D’ailleurs, l’écrivain évite d’ouvrir
les guillemets après les deux points de rigueur pour laisser parler son personnage. Tenant à distance le
naturalisme, et servi par un Maurice Ravel à la personnalité insondable, Echenoz privilégie les solutions
de contournement - style indirect, monologue intérieur, forme impersonnelle - qu’il alterne lestement.
Ça rappelle quelque chose ? Une manière d’écrire raffinée, syncopée, virtuose : celle, depuis douze
livres maintenant, de Jean Echenoz. Voici la première raison - la plus importante - pour laquelle Ravel
relève davantage du roman que de la biographie : ici, c’est l’écrivain qui tient la partition. Où l’on
retrouve une esthétique du plaisir du texte, où la musique est bien davantage dans la subtilité prosodique
que dans le sujet (la musique ravelienne y est à peine décrite). La distance ironique, la précision syntaxique
et lexicale, les ruptures de rythme, les courtes notations énigmatiques, tout y est. Exemple, quand Ravel
traverse l’Atlantique sur le paquebot France II : « D’un geste familier comme s’il avait toujours été près
d’elle, Ravel éteint la lampe de chevet puis, lui qui cherche toujours le sommeil jusqu’à l’aube pour finir
par n’en décrocher qu’un d’occasion, de seconde main, de qualité médiocre voire n’en trouver aucun, il est
à peine dix heures qu’il s’endort comme une pierre dans un puits. Il dort et le lendemain, comme chaque jour
de toute éternité sur les paquebots du monde, à onze heures on vous sert une tasse de bouillon sur le pont. »
Dans Ravel, la fiction, qui s’infiltre dans tous les interstices d’inconnu (il en reste beaucoup même
pour un personnage célèbre ou historique), permet l’incarnation. Jean Echenoz fait ainsi défiler des images
des dix dernières années de Ravel (de 1927 à 1937), quand celui-ci est au faîte de sa notoriété et entreprend
une grande tournée en Amérique du Nord (qui occupe la moitié du roman), jusqu’à sa fin pénible, marquée par
la déchéance physique, sorte d’aphasie aux causes non élucidées.
Le choix de ce musicien ne peut relever
du hasard. Comme la plupart des personnages précédents d’Echenoz, Ravel, même s’il s’abandonne à la mondanité,
est profondément seul - il n’a ni femme, ni maîtresse, ni enfant. Bien avant les premiers effets de sa maladie,
il semble un peu perdu, se raccrochant dans la vie à quelques détails qui paraissent dérisoires, comme, par
exemple, l’élégance obsessionnelle de sa mise. Son impassibilité se conjugue à l’ennui qu’il traîne partout
avec lui, et que les manifestations de la gloire ne troublent guère. Elles auraient même tendance à l’irriter.
L’accable l’incroyable triomphe rencontré par le Boléro, qu’il compose presqu’en dilettante pendant l’été 1928.
Ce que le public tient pour un « chef-d’œuvre », lui l’estime « vide de musique ».
Non, Jean Echenoz
n’a pas choisi Maurice Ravel par hasard. S’il serait trop simple d’y voir une manière d’autoportrait, il n’est
pas interdit de penser que certaines considérations tirées de la fréquentation du musicien ne déplaisent pas à
l’écrivain. Comme celle que le destin du Boléro suggère : le succès ne reposerait-il pas sur un malentendu ?
Ou encore celle qui vient à Ravel sur le paquebot, en observant la « surface verte et grise » de la mer,
« sillonnée de blancheurs instantanées, dans l’idée d’en extraire une ligne mélodique, un rythme, un leitmotiv,
pourquoi pas. Il sait bien que cela ne se passe jamais ainsi, que ça ne marche pas comme ça, que l’inspiration
n’existe pas, qu’on ne compose que sur un clavier ».
Ravel est une figure radicalement anti-romantique.
Incrédule quant à l’existence de l’inspiration, il ne correspond pas davantage aux clichés créditant l’artiste
d’un tempérament généreux et passionné. Son physique fragile (« Ravel a le format d’un jokey donc de William
Faulkner »), la minuscule maison qu’il habite à Montfort-l’Amaury, son introversion, qui cache parfois un
egocentrisme, sa faculté à se montrer antipathique, le soulagement qu’il ressent à ne pas avoir à parler
musique avec son drôle d’ami Zogheb parce que celui-ci n’y connaît goutte, et, surtout, son éternel ennui,
voilà qui dessine un personnage de « créateur » inattendu.
Toutefois, Jean Echenoz n’en a pas gommé la
dimension tragique. Pas seulement parce qu’il fait le récit d’un Ravel s’enfonçant doucement dans sa maladie
comme dans une nuit sans lune. « Pourquoi est-ce arrivé à moi ? », s’interroge-t-il, encore lucide, opposant
l’absurde à l’absurde. Mais parce que l’écrivain lui prête, pour finir, cette idée terrible : « Je n’ai rien
écrit, je ne laisse rien, je n’ai rien dit de ce que je voulais dire ». Que signifie alors l’ennui si tenace
qui a été le sien ces dix dernières années, l’entravant même jusque dans sa quête de nouveaux projets de
composition ? D’où cette autre question : Ravel ne serait-il pas, finalement, le roman d’une incapacité
artistique à se renouveler, le récit d’un épuisement ?
Christophe Kantcheff - www.politis.fr |
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