|
Rémi est un anthropologue réputé qui, à
défaut d'être comblé par la vie, tente de ménager la sienne pour qu'elle lui soit la plus
douce possible. Dans ce genre de situations, quand la misanthropie s'ajoute à la fatigue
d'être soi, le sujet ne tarde pas à se lancer dans une double vie, pour avoir au moins le
bonheur de jouir des plaisirs sensuels et romanesques qu'offre une maîtresse.
Rémi a donc une maîtresse, qu'il cache à sa femme, à son entourage et au monde entier. Un
jour, tandis qu'elle lui administre une fellation au fond d'un parking, le déclenchement
intempestif des air bags entraîne une blessure annonciatrice de drames à venir.
Meurtri par son sexe tuméfié, le narrateur s'engage sans le savoir dans une aventure
existentielle qui ne le laissera pas indemne. Le lendemain de l'incident, sa mise à
l'épreuve commence : sa maîtresse semble avoir disparu.
A partir de cette trame, à
la fois très banale et plutôt originale (tout le monde n'a pas le malheur de se faire
croquer le sexe et d'être laissé sans nouvelles de sa maîtresse), Pierre Assouline livre un
récit mélancolique et passionnant. Conteur, poète, psychologue, Pierre Assouline est aussi
un critique impitoyable du monde contemporain et de ses travers. Au cours de sa pathétique
enquête, le narrateur n'apprendra pas grand chose qu'il ne sache déjà sur le genre humain,
mais il en dira beaucoup au lecteur, touché par tant de justesse. Le héros, Rémi, est une
sorte d'anti-Candide touchant, sympathique et angoissant de vérité. Misanthrope hésitant
encore entre le détachement désabusé et la franche révolte, il oblige le lecteur à prendre
parti pour ou contre ce monde qu'il décrit, et qui est le nôtre. Aucune réponse facile ne
nous est d'ailleurs proposée : si le narrateur se laissait aller à ses pulsions, il irait
se réfugier dans les grottes préhistoriques dont il est devenu un des plus éminents
connaisseurs.
Le drame du narrateur, c'est d'être dévoré par la souffrance de ne pas
savoir ce qu'est devenue sa maîtresse, sans être en mesure de pouvoir la rechercher vraiment
(comment avouer autour de lui qu'il recherche cette femme, qu'il n'est même pas censé
connaître ?). Il se débat donc avec les obligations de sa vie quotidienne, dans l'attente
d'un signe. Ce déchirement donne lieu a quelques passages savoureux, propos aigre-doux,
situations cocasses. Pierre Assouline décrit par exemple, avec beaucoup d'humour et de
clairvoyance, un dîner mondain cauchemardesque pour le narrateur :
A l'examen, ces
gens valaient probablement mieux que la caricature que Rémi s'en faisait, du moins certains
d'entre eux. Il avait peut-être tort de ne même pas vouloir connaître leurs noms, ni les
liens qui unissaient les uns aux autres. La chauve-souris est moins effrayante dès lors
qu'on l'appelle pipistrelle soprane. Mais la vie est trop courte et le temps trop précieux
pour qu'une chance soit donnée tout le temps à tout le monde. On n'a pas toujours le goût
de déployer le réseau des incertitudes. Ces gens-là étaient ce qu'ils paraissaient être.
Ou le contraire. On verrait cela éventuellement une prochaine fois. Il ne faut pas insulter
l'avenir. Sait-on jamais
En exil de la société et de lui-même, Rémi est un
paria, un homme qui pense beaucoup, comprend le monde, mais qui n'est plus en mesure d'agir
sur le cours des événements. Bouleversé par la destruction programmée de peintures
paléolithiques suite à la construction d'un barrage, il ne trouvera ni la force, ni le temps
ni les moyens de s'opposer à cette barbarie. Il faut dire qu'il doit également s'occuper de
sa femme et de son couple, mis en danger par une conjonction de facteurs favorisant la
décristallisation et l'implosion pure et simple du cocon familial. Avocate, suspicieuse,
l'épouse du narrateur l'entraîne dans un conflit permanent. Elle tendra même un piège
dialectique à son mari en sollicitant son avis dans une affaire d'adultère dont elle a la
charge. Dans cette mise en abîme, la défense quasi animale de l'intérêt personnel se double
d'une prise de position philosophique. Questionnant son mari sur sa fidélité, la femme du
narrateur lui arrachera en outre un déni bien plus terrible que beaucoup d'aveux : "De toute
façon, dès lors qu'on a une vie intérieure, on mène une double vie." En disant cela, Rémi
révèle la fracture qui sépare peu à peu deux époux lorsque l'un ou l'autre finit par parler
plus souvent avec lui-même qu'avec sa moitié.
Dans ces jeux où la solitude sert de
facteur commun, les trajectoires humaines deviennent chaotiques et dérisoires. Les amis n'en
sont pas vraiment et les enfants n'ont pas de prénoms (existent-ils vraiment pour leurs
parents ?). Les individus s'entrechoquent, dans un semblant d'ordre incarné par les
dispositifs totalitaires de la société contemporaine. Les uns et les autres ne sont
in fine protégés que par l'inattention de leurs contemporains, dont les yeux et
l'esprit s'avèrent moins pertinents que les caméras de surveillance qui peuplent nos villes.
"Que sait-on de ce que les autres savent de nous ?" se demande à un moment le héros. Tandis
que le récit s'achève, il lui reste à retourner cette question pour être en mesure de
rejoindre ce monde moderne qu'il abhorre.
Au final, Double vie est un récit
déstabilisant, une formidable invitation à réfléchir sur notre identité et celle de nos
proches. Le coup de théâtre final ouvre d'ailleurs de nouvelles pistes de réflexion et
d'introspection à ce narrateur qu'on pensait réconcilié avec lui même et avec les autres.
(fluctuat.net) |
|