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Biographie Né avec le Siècle d'or, Cervantès a consacré les dernières années de sa vie à
l'écriture après avoir combattu au nom du Catholicisme et avoir servi en tant que commissionnaire.
Il eut une longue vie errante. Il fréquenta l'université, accompagna à Rome le cardinal Acquaviva,
légat du pape. Puis il devint soldat. Il participa à la bataille de Lépante (1571) au cours de
laquelle la flotte de la Sainte-Ligue (Espagne, Venise, Saint-Siège) battit les Turcs, mettant fin
à la légende de l'invincibilité ottomane. Il y perdit un bras. Il fut fait prisonnier et passa cinq
ans au bagne d'Alger. De retour en Espagne, il se maria et trouva un emploi de fonctionnaire. Il se
lança ensuite dans différents trafics qui le conduisirent en prison. Il commença sa carrière littéraire
en 1585 avec un roman pastoral dans le goût du temps. S'il n'a pas été totalement reconnu en son temps,
il est, des auteurs de l'époque, celui qui eut le plus d'influence sur la littérature. Poète,
dramaturge et romancier il a réinventé la nouvelle, créé le roman moderne et donné naissance au
héros problématique. Son 'Don Quichotte de la Mancha' a ouvert les voies de l'absurde et reste
un modèle de littérature burlesque.
http://www.evene.fr |
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L'ingénieux hidalgo don Quichotte de la
Manche
Avez-vous lu Don Quichotte? Bien sûr, les personnages vous sont familiers, y compris Dulcinée,
Rossinante ou l'âne de Sancho; et vous avez en mémoire l'attaque des moulins à vent et autres épisodes
célèbres. Mais avez-vous vraiment lu les deux parties du roman - celle de 1605 et celle de 1615? A
cette question précise beaucoup ne peuvent répondre par l'affirmative. Car Cervantes partage le sort
d'Homère, de Dante et de Goethe: il est à la fois illustrissime et méconnu, un peu comme si sa gloire
universelle faisait fuir les lecteurs. C'est ce paradoxe qui a encouragé le Seuil à publier une
nouvelle traduction du monument. Les deux textes français les plus répandus, fait valoir l'éditeur,
ne datent pas d'hier, et leurs archaïsmes alourdissent un roman qui en son temps était accessible à
tout le monde et à n'importe qui. Argument irréfutable, même si les versions antérieures possèdent
bien des qualités: après tout, celle de César Oudin et François de Rosset (La Pléiade ou Folio) est
contemporaine de l'originale, et celle de Viardot (GF/Flammarion) date de l'époque de Gustave Doré et
de Daumier. Mais Aline Schulman, connue entre autres pour ses traductions de Juan Goytisolo, a pris le
parti de moderniser le style, de gommer les aspérités, de privilégier le plaisir de lecture. Son
Quichotte coule de source.
Didier Sénécal, Lire, octobre 1997 - http://www.lire.fr |
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Don Quichotte ou l'éternelle chevauchée
Quatre cents ans après la première publication du chef-d'œuvre de Cervantès, qui marqua la naissance
du roman moderne, l'ingénieux Hidalgo est toujours en selle. Longtemps dévoré par son mythe, il
méritait d'être redécouvert dans des traductions contemporaines. C'est l'année ou jamais.
«Dans un
village de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom...» Ces premiers mots du Quichotte, tous
les Espagnols les connaissent pour avoir appris à lire avec eux. Mieux qu'un hymne, ils sont le credo
d'une nation soudée autour d'une œuvre qui participe à son identité. Pas étonnant, donc, qu'à
l'occasion du 400e anniversaire de la première publication du chef-d'œuvre de Cervantès - grand
messie de la littérature hispanique - se soit produit un petit miracle. En janvier dernier, les
enfants d'un collège situé près de Murcie, dans le sud-est du pays, avaient été priés d'apporter en
classe leur édition familiale, celle que, dans chaque foyer, on se lègue de père en fils. Le professeur
fut alors surpris par un gros volume où s'étalait, en lettres à l'ancienne, le fameux titre: El
ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha (L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche). Un livre
parti jadis pour Cuba avec un ancêtre d'un des jeunes élèves, puis revenu au pays par le jeu des
héritages successifs. Bientôt, l'enseignant comprend qu'il a sous les yeux un spécimen de la mythique
première édition de 1605, dont il ne reste que quelques rarissimes exemplaires à travers le monde. Et
qui vaut, à lui seul, une fortune.
«Père du roman moderne». Que les experts confirment ou non l'authenticité de cette «apparition»,
l'anecdote illustre bien le culte que l'Espagne voue à son écrivain national. Tout au long de cette
année 2005, elle le célébrera. Sans parler des manifestations prévues aux quatre coins de la planète.
D'ores et déjà, le gouvernement Zapatero a débloqué plus de 30 millions d'euros pour faire monter la
«fièvre cervantine». Dès le début du mois de janvier, tous les journaux du pays y sont allés de leur
supplément. Et les multiples villages de la Manche qui se disputent le label «Berceau de Cervantès»
ont commencé à organiser des marathons d'écriture où locaux et touristes sont invités à recopier
l'ensemble de l'œuvre à la main.
Pourquoi une telle agitation autour d'un roman écrit voilà
plus de quatre cents ans et aujourd'hui trop peu lu, même s'il reste, après la Bible, le plus grand
best-seller de tous les temps? Simplement parce qu'au-delà des manifestations folkloriques Cervantès
a été définitivement intronisé «père du roman moderne». De Henry Fielding à Laurence Sterne, en passant
par Dickens, Flaubert, Dostoïevski, Melville, Joyce, Kafka, Freud, Nietzsche, Faulkner, Borges,
Garcia Marquez ou Le Clézio, des centaines d'écrivains ou de penseurs fameux ont, à travers les
siècles, tenu à s'acquitter de leur dette envers l'auteur du premier «roman total», à la fois
populaire et exemplaire.
Aline Schulman, à qui l'on doit la plus moderne et la plus audacieuse
des quelque 80 traductions successives du Quichotte en français (1), explique cet engouement: «Dès le
début, Cervantès a tout fait pour attirer le lecteur, d'où le formidable succès du livre sitôt sa
publication, en 1605. Il use à la fois de l'humour, du suspense, du charme, de la parodie. Avec lui,
on est au cirque et au carnaval. Mais sa subtilité est ailleurs.» Et Aline Schulman de poursuivre,
avec cet enthousiasme qui l'a animée tout au long de sa traduction: «Il est le premier écrivain à
s'essayer à une telle liberté, à parler ainsi de son époque et de toutes les autres. Il se moque
des codes anciens, s'exprime sur la morale, la religion, le statut de la femme, les étrangers,
l'amour libre, en se jouant de la censure. Il dit blanc et noir à la fois pour brouiller les pistes.
A travers ses dialogues, il met tout en doute, Dieu compris, en un temps où l'on se souciait plutôt
de certitudes. Il discute de ce qu'est, à son sens, la bonne littérature ou le bon théâtre. Or ses
opinions sont très loin du goût officiel de l'époque.»
Travail de mise en abyme. L'écrivain Michel del Castillo y va aussi de son hommage au Quichotte
: «Un livre humble, enraciné, nourri de la sève des villages. Un livre fier aussi, qui se moque des
romans mais en constitue un, qui les contient tous, du plus extravagant au plus délicat. Livre de
poète, d'érudit, truffé de sonnets, épicé de proverbes.» Jean Canavaggio, biographe de Cervantès,
qui a dirigé et en partie traduit la nouvelle édition de la Pléiade (2), complète le tableau :
«Cervantès est le premier à avoir donné la parole à ses personnages au lieu de décrire ce qu'ils
font, ce qu'ils pensent. Don Quichotte veut réformer le présent avec les armes du passé et, chaque
fois qu'il échoue, il repart de plus belle. Mais, surtout, ce livre est un formidable travail de
mise en abyme.»
De fait, Cervantès a inventé, là, le récit dans le récit et installé
l'imaginaire à l'intérieur de l'homme. Dans son œuvre, l'auteur se déguise, apparaît ou disparaît
derrière le narrateur, mêle sa vie et ses rêves à l'invention pure. Et s'offre même le luxe, à la
fin du livre, de s'adresser à ses futurs plagiaires. Une fantaisie, une créativité inédites pour
l'époque. Et qui inspirent encore aujourd'hui les plus grands.
Alors pourquoi, si les
exégètes n'ont que cette modernité à la bouche, le Quichotte est-il devenu cet étrange objet
littéraire dont tout le monde parle mais que plus grand monde ne lit? Tout simplement parce que
quatre siècles l'ont éloigné de nous. Il suffit de consulter les notes explicatives de la très
riche édition de la Pléiade pour comprendre combien la langue, les mœurs ont évolué: une certaine
maturité littéraire est nécessaire pour l'apprécier vraiment de nos jours. Et s'extasier devant la
modernité du Quichotte ne signifie donc pas qu'on pourrait écrire un tel livre aujourd'hui. Ah! qu'il
est loin, hélas! le temps où Philippe III d'Espagne, voyant un courtisan s'esclaffer devant lui,
aurait lancé: «Soit il est fou, soit il lit Don Quichotte! »
«Oralité». «Au XXIe siècle, explique Canavaggio, pour rire avec lui, comprendre ses parodies
de Virgile ou des romans de chevalerie, pour saisir toute la saveur et la subtilité du Quichotte,
il faut un appareil critique afin de tout replacer dans son contexte. Ce que je me suis attaché à
faire dans la Pléiade.»
Un avis que ne partage pas forcément Aline Schulman. A travers sa
traduction, elle a pris le parti inverse: privilégier - sans notes ni renvois - la lisibilité et la
modernité du texte, en le rapprochant de nous. «Ce livre, composé à 90% de dialogues, a été aussi
conçu, à mon sens, pour être lu dans les villages, les foires et les rues, un peu comme on le ferait
au théâtre. J'ai essayé de restituer cette oralité, ce plaisir de lecture, et de dépoussiérer
l'ensemble pour qu'il soit de nouveau accessible au public d'aujourd'hui» (3). Habituée à traduire
des auteurs modernes, comme Juan Goytisolo, Aline Schulman n'a pas procédé autrement avec ce roman
très ancien, certes plus difficile. Elle s'est juste obligée à limiter son vocabulaire à celui du
XVIIe siècle pour ne pas trahir Cervantès et ainsi respecter à la fois l'œuvre et le lecteur.
Après six années de travail (et des cours de flamenco pour mieux s'imprégner du rythme), le verdict
des lecteurs est là: plus de 50 000 exemplaires vendus, alors que le milieu universitaire, lui,
se demande encore comment cette «Dulcinée» a pu s'enticher de Don Quichotte. «Le livre avait fini
par disparaître derrière le mythe, insiste Schulman. Il fallait le remettre en avant» (4).
De
fait, alors qu'on n'imagine guère Hamlet décorer un porte-savon ou Faust dessiné sur une chope de
bière, Don Quichotte et Sancho Pança, eux, doivent une bonne part de leur popularité à l'intérêt
qu'ils ont suscité, à travers les âges, chez toutes sortes d'artistes ayant, ainsi, perpétué la
légende. De Gustave Doré à Gérard Garouste, en passant par Daumier, Picasso ou Dali, mais aussi
Brel sur la scène ou Terry Gilliam au cinéma, beaucoup de créateurs ont été fascinés par ce couple
tragi-comique qui «parle» à tous, même à ceux qui n'ont jamais lu l'œuvre. Aujourd'hui encore, de
l'éventail à l'encrier en passant par le timbre-poste et le fourneau de pipe, Don Quichotte et Sancho
sont partout. Des stars internationales que Franco, en son temps, tenta de récupérer dans le camp de
la droite extrême, tandis qu'à Cuba Castro s'épanchait sur l' «exemplarité communiste» du Quichotte.
Même Simon Bolivar, qui rêvait d'unir les Amériques, confiait volontiers, vers la fin de sa vie :
«Il y a eu trois grands imbéciles dans l'Histoire: Jésus-Christ, Don Quichotte et moi.»
Interprétations. Aujourd'hui encore, tandis que Dominique Fernandez veut voir dans cette œuvre
«une subtile et admirable parabole de l'homosexualité», d'autres retrouvent dans les mésaventures du
chevalier errant une métaphore sur le destin des juifs. Sans parler des spécialistes en symbolique,
qui décryptent le livre à la lumière du Zohar. Après Da Vinci Code, un Don Quichotte code?
En
fait, ce roman total a très vite échappé à son auteur pour se prêter à toutes sortes d'interprétations.
A l'origine, l'Ingénieux Hidalgo est surtout perçu comme un bouffon, une «plaisante figure» des
mascarades du XVIIe siècle. Il est malséant, drôle, extravagant. Un inadapté social! Il faut attendre
les Lumières pour dépasser cette vision réductrice et comprendre que Don Quichotte, en prêtant à rire
de lui, tend aussi un miroir à son public. Avec la révolution romantique, il incarne, au XIXe siècle,
la figure de l'incompris. Sa dimension tragique saute aux yeux dès lors qu'on commence à s'intéresser
à l'individu. Aujourd'hui, il serait plutôt ce chevalier épris d'idéal, errant dans un monde trop dur
et trop cruel. Lors des événements de Tiananmen, l'homme qui, seul et fragile, se dressa en travers
de la route d'une colonne de chars ne fut pas pour rien surnommé le «Don Quichotte chinois». Comique
ou tragique, la figure du héros de Cervantès restera à jamais l'incarnation d'un rêve ou d'une folie,
et en ce sens Emma Bovary, Tristram Shandy, le capitaine Achab ou Leopold Bloom sont tous ses
enfants.
Cervantès lui-même pouvait-il d'ailleurs prédire un tel destin à son œuvre? «Quand il
l'écrit, explique Canavaggio, il a conscience de déborder d'invention, même s'il n'imaginait sûrement
pas inventer le roman moderne et passer à la postérité avec ce livre-là. Pour le reste, hélas! nous en
sommes réduits aux conjectures, en dehors des pistes qu'il laisse dans le livre lui-même. Car, si on
connaît assez bien sa vie, on en sait très peu, en revanche, sur ses pensées intimes, en l'absence de
journal ou de correspondance.»
Sage ou fou ? Comment Cervantès, d'ailleurs, aurait-il pu consigner ses impressions, au cours
d'une vie qui, à elle seule, ressemble déjà à un roman? Fils d'un chirurgien descendant de juifs
convertis, le jeune Miguel de Cervantes Saavedra, né en 1547, débute très tôt en littérature, avec
quelques poèmes, puis s'installe à Rome. Camérier du cardinal Acquaviva, notre homme a besoin de
bouger et s'engage avec son frère Rodrigo sur une galère qui livre bataille à Lépante, en 1571. Et
y perd son bras gauche. Après des détours par Palerme et par Naples, le navire qui, en 1575, le ramène
vers l'Espagne est intercepté par les Turcs. Cervantès passe alors cinq ans dans les prisons à Alger,
tente quatre fois de s'évader - en vain - et, sa rançon payée, ne retourne à Madrid qu'en 1582 pour
entreprendre une carrière d'écrivain, se marier, et... «faire la route» en Andalousie pendant quinze
ans. Accusé de malversations dans sa charge de collecteur d'impôts, Cervantès est de nouveau
emprisonné plusieurs fois à Séville et commence, probablement en 1600, la rédaction de El ingenioso
hidalgo Don Quijote de la Mancha, qui sera publié cinq ans plus tard. Il mettra dix ans à écrire la
seconde partie du Quichotte, avant de mourir, comme Shakespeare, en 1616.
Impossible,
évidemment, d'imaginer qu'un tel parcours n'ait pas influencé son œuvre. Il y a ce récit du capitaine,
qui raconte une captivité inspirée de sa propre expérience, puis la bataille de Lépante. Il y a aussi
cette bibliothèque commentée, par le curé, au chapitre VI du livre, évoquant fort celle de Cervantès,
ou encore ce soldat Saavedra, que l'on retrouve au cours du roman. Il y a enfin ce «je», dès la
première phrase, et cette relation ambiguë au narrateur. Mais, pour Jean Canavaggio, l'affaire est
entendue: «Don Quichotte n'est pas Cervantès et si, d'aventure, il en est la projection, le chevalier
la transcende, la dépasse. C'est d'ailleurs tout ce jeu de masques entre l'auteur et le narrateur qui
signe la vraie modernité du livre.» Avec à la clef toujours cette interrogation, aussi ancienne que
l'œuvre: Don Quichotte est-il un sage ou un fou? A chacun d'en juger. En le redécouvrant.
(1)
Seuil, 1997, aujourd'hui disponible en poche Points/Seuil. (2) Gallimard, 2001. (3) Mission
réussie, si l'on en croit la comédienne Marianne Cantacuzène (de l'association Paroles buissonnières),
qui, avec une musicienne, a sillonné la France en 2001, lisant Don Quichotte de villes en villages.
Elle estime que «l'œuvre, dans cette version, est très accessible à un large public». (4) Lire à ce
propos le passionnant essai de Jean Canavaggio Don Quichotte, du livre au mythe, Fayard.
Olivier Le Naire, Cécile Thibaud - http://livres.lexpress.fr |
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